Tristesse de pierres

trist.jpg

Les yeux des nuits

 

les yeux des nuits se sont fermés
portes closes aux cris de la ville
sommeil des rêves ensevelis
aux plages sombres de l’absence
épaves incrustées de sel
qu’emportent les flots du silence

© Francine Hamelin

 

trist

Le soir…

 

le soir a jonché les chemins de cadavres
vois
déjà sur la montagne
flottent les étendards du mystère

que n’avons-nous fermé les portes de l’angoisse
avant de devenir humains

© Francine Hamelin

 

trist

Malemort

 

oh laissez-nous oublier les mains tendues des suicidés
qui descendent vers les marées de la nuit
leurs yeux endormis dans la solitude noire
fixent la poussière des ruines qui s’effritent
leur sang coule encore sur leurs bras brisés

nous avons fait en vain le geste de les retenir
parmi nos déserts nus et inquiets
et nos visages n’avaient plus de masques
sous le regard ravagé de nos trahisons

sur les murs empoisonnés du temps ils ont accroché
leur rêve houleux   la tranchée de leurs paroles
nous voulions immobiliser les heures cependant que la mort
faisait miroiter devant leurs prunelles obscures
ses dagues vermeilles et ses couteaux d’absence

© Francine Hamelin

 

trist

La nuit s’en est allée

 

la nuit s’en est allée
comme un mot qu’on oublie
elle a ouvert ses yeux drogués
elle a tendu ses bras d’acier noir
et déplié ses mains hallucinées
elle a bu aux demeures
l’alcool de l’âge amer
elle a laissé sa trace
dans la pluie des néons
elle a marché sans le savoir
dans le sang des métaux
elle a laissé couler l’évasion
par ses mille blessures
elle a pleuré toutes ses larmes de feu
elle a brisé les chaînes
qui déchiraient ses membres

la nuit s’en est allée
comme un geste dont on se défait

© Francine Hamelin

 

trist

Tristesse minérale

 

la brume sent le fer
et les feuilles nouvellement mortes

tristesse de pierres

et le feu se ravive
comme une fleur pourpre
et la nuit naît
à l’écho d’un chant de loup

tristesse de pierres

et j’écoute le feu
et j’écoute la brume

et les pierres si tristes
me parlent de légendes

© Francine Hamelin

 

trist

Forêt

 

la forêt est pleine de nos cris égarés
et la neige crépite au profond des ravins

la terre est ivre de ruisseaux gelés
le chant de l’horizon
a blessé nos regards

l’infini des fenêtres
a consumé nos paroles

nous avons erré seuls en de trop long détours
aux portes de la nuit nous fracassions les voilures du vent
nous avions trop longtemps évité notre âge dans les blés

en ce temps-là le chêne était frère du fleuve

nous étions las des fuites inutiles
nos regards insoumis s’étoilaient de rêve
les steppes étaient perdues dans la voix de nos sangs
nos mains étaient tremblantes de mâtures brisées

et la neige était sœur du feu

© Francine Hamelin

 

trist

Tu ne reverras plus

 

Pour un ami en allé…

 

tu ne reverras plus tous ces grands bateaux morts
que nous prenions parfois pour des fleurs épanouies
aux rivages solaires d’un espace trop rouge
tu ne reverras plus tous ces grands bateaux sombres

les oiseaux les brisèrent de leurs ailes étranges
et les moissons d’orage gardèrent leur secret
au profond de l’aurore le passé nous revient
les oiseaux d’aujourd’hui ne brisent que le vent

tu ne reverras plus les pierres de citadelles
que nous prenions parfois pour des musiques folles
aux heures crépusculaires des villes fluviales
tu ne reverras plus les pierres du silence

les marées d’or massif firent entendre leur voix
et les forêts brûlées tombèrent dans le soir
dans l’ivresse de l’ombre le passé nous entoure
les marées d’aujourd’hui ne sont plus que chimères

© Francine Hamelin

 

trist

Villes

 

et ces villes effrayantes
j’y renais chaque jour
quand les matins se lèvent
et grisaillent les toits
je cherche le soleil
sur les pavés trop sombres
je cherche les rivières
dans les chants du béton
et quand revient le soir
j’y meurs solitaire
rêvant de ces pays
qui n’existent qu’en moi

© Francine Hamelin

 

trist

D’argile et d’airain

 

qui es-tu toi qui viens
à grand feu de silence
me brûler jusqu’à l’âme
et qui me prends la main
pour traverser la nuit

qui es-tu toi qui viens
au creux de ma dérive
lorsque le temps s’essouffle
et tes yeux sans visage
accompagnent mes pas

qui es-tu toi qui viens
marcher à mes côtés
lorsque le vent s’effrite
au rythme de mon sang

tu étais là pourtant
tu m’attendais patiente
tu étais là sans cesse
mais j’oubliais ta voix
tissée de grands silences
et de forêts sans fin

solitude d’argile   solitude d’airain

© Francine Hamelin

 

trist

L’étranger

 

Immobile, il était assis au bord de la rue, enveloppé d’une longue cape couleur de neige dans les nuits de pleine lune.

Les gens passaient près de lui, hostiles ou lointains, le montrant du doigt, le traitant de fou, d’étranger… mais tous le craignaient.

Je m’approchai. Il leva la tête et me regarda jusqu’au fond de l’âme. Son visage était beau et doux, empreint d’une paix infinie, ses yeux sereins et profonds comme des puits d’azur et d’eau pure.

Pourquoi donc le traitait-on de fou, d’étranger?

Et comme s’il avait perçu ma pensée, il me dit: «Ne sais-tu pas que je suis le Silence?»

Depuis ce jour, je parcours le monde avec lui.

© Francine Hamelin

 

trist

Symphonie

 

Pour une amie allée.

 

les regards s’ignoraient
entre mille silences
et le vide criait
parmi l’immensité

les routes étaient noires
de lumières éclatées
et le refrain étrange
des voix qui se sont tues
irradiait l’abîme

la symphonie du temps
chargeait l’ombre
de flûtes cristallisées
l’anonyme saison
criait la fuite des nuages

au matin engourdi
les troupeaux reprirent
leur marche vers la soif

le monde retraça son chant
mais il y manquait
les mots
qui musiquent le jour

© Francine Hamelin

 

trist

La fin des rumeurs

 

dans la nuit
longtemps j’ai marché
à perte de mémoire
sur des sentiers inconnus

j’allais les bras tendus
le front brûlant

j’allais sans amertume
les mains remplies d’étoiles
sur des routes perdues
vers un mirage jailli
d’un long brouillard

j’allais sans tristesse
avec à peine
un peu de la mélancolie
ancrée au cœur des choses

j’allais sans amertume
sachant déjà
qu’on ne fait jamais
le chemin à rebours
sachant déjà que cette marche
vers la fin des rumeurs
était vaine

j’allais vitement
pour laisser le temps s’étendre
loin de la terre que je foulais

et quand j’ai arrêté ma route
quand je suis arrivée
au bout de mon voyage
plus loin que les rumeurs figées
et les lumières des cités
plus loin que la vie
plus loin que la mort
tout n’était que fantomatique reflet

et c’est les mains pleine de pierres
que je me suis noyée
dans l’infini du soleil levant

© Francine Hamelin

 

trist

Trop tôt, trop tard

 

Pour Johan.

 

La femme tourne sur elle-même, prise au vaste piège du temps et de la ville.

Marcher. Marcher toute la journée. Errer à n’en plus finir parmi les tours et les détours de la mémoire inutile, dans les rues bruyantes où il n’y a rien à écouter. Errer à n’en plus pouvoir, à n’en plus retrouver le fil de son existence, ce fil si mince sur lequel il faut avancer.

La femme a envie de crier. Les murs sont partout, unique horizon, Grande Muraille de la solitude.

Elle voudrait pouvoir dire «je vous aime» à quelqu’un, n’importe qui ayant visage humain, parce qu’elle n’en peut plus de tous ces murs d’indifférence qui ne lui renvoient même pas l’écho de sa voix.

Elle voudrait pouvoir dire «je vous aime» et ne pas avoir s’excuser de cette parole. Dire «je vous aime», oublier pour un instant qu’elle doit endiguer ses rêves. N’y a-t-il donc que les fous à être eux-mêmes?

Rompre le silence, briser la carapace, ôter le masque, comme si elle venait d’un autre univers, comme si elle ne connaissait pas les usages de cette planète… Dire «je vous aime» à un être revêtu d’humanité, d’un corps temporaire, d’un déguisement provisoire. Dire «je vous aime», oublier qu’elle n’est qu’une invitée involontaire au grand bal masqué de la Terre.

La femme regarde ses rêves s’effilocher, étrange vertige.

Une enfant aux yeux d’ébène et de lumière passe devant son regard. La femme la contemple intensément, nostalgie brûlante qui monte en elle comme une marée de pleine lune.

Visage de l’enfant qu’elle était et qui s’éveillait parfois au milieu de la nuit pour aller dire aux grandes personnes: «Je veux apprendre le piano». Et lorsqu’on lui répondait : «Ce n’est pas une heure pour apprendre», elle répliquait: «Mais il n’y a pas d’heure pour apprendre» et n’obtenait qu’un désolant: «Il est trop tard, va te recoucher» ou «Il est trop tôt, laisse-nous dormir».

Toujours trop tôt ou toujours trop tard.

Et l’image de l’enfant aux yeux d’ébène se fracasse comme un miroir dont les éclats déjà mourants vont se fondre aux pâles reflets des rêves perdus.

La femme regarde ses doigts.

Elle n’a jamais appris le piano.

La vie est en pièces détachées…

© Francine Hamelin